lundi 21 février 2011

Prostitution à Casablanca dans les années 1950: complicité de fonctionnaires français.

in Esprit, Août 1954, pp.268-271

La traite au maroc

"A Casablanca, lorsque des femmes arrêtées dans la rue sous le prétexte de racolage, ou même simplement pour défaut de carte d'identité, elles sont emmenées au service des moeurs, boulevard Jean-Courtin; en principe, ce service doit les envoyer au tribunal du Pacha qui, assisté du commissaire du gouvernement, peut les condamner à une peine de prison ou les relaxer. Mais en réalité, le sort de ces malheureuses dépend uniquement de la fantaisie d'un inspecteur qui a le pouvoir de les condamner au bagne perpétuel le plus odieux.
Seules les laides ou les vieilles sont présentées au Pacha. Pour les autres pas de jugement, on les séquestre au Bou-Sbir ou au quartier réservé du camp militaire, pour être livrées aux Sénégalais, sans autre forme de procès. Là, leur vie durant, ou tout au moins tant qu'elles pourront servir, elles sont enfermées et doivent subir n'importe quel mâle, sous l'autorité d'une maquerelle sans pitié, qui les exploite comme du bétail et s'enrichit à leurs dépens (car tout l'argent est encaissée par la maquerelle). Sauf exception fort rare, lorsqu'elles sont trop vieilles pour continuer leur métier ou trop malades, celle-ci les jette dehors, aussi pauvres qu'à leur entrée. Avec ce système, des jeunes femmes, dont beaucoup ont un emploi et ne se prostituent qu'occasionnellement, sont transformées en putains de métier.
Qui donc a accordé à ces policiers ce pouvoir monstrueux? Y a-t-il un arrêté les autorisant à soustraire ces femmes à la juridiction régulière pour les livrer contre leur grè à des patronnes de bordels? S'il en est ainsi, celui qui l'a signé, si haut placé soit-il, soit être poursuivi et châtié en vertu de l'article 14 du Code pénal qui punit "tout fonctionnaire ou préposé du gouvernement qui aura ordonné ou fait quelque acte attentatoire à la liberté individuelle". Les coupables tombent également sous le coup de l'article 334 du Code Pénal rendu applicable au Maroc à partir du 29 février 1939, punissant quiconque aura retenue contre son grè une personne dans une maison de débauche ou l'aura contrainte à se livrer à la prostitution. Est également applicable l'article 341, pour crime de séquestration, qui est punissable de travaux forcés. Il est donc du devoir du Parquet Général d'ouvrir une action judiciaire contre les coupables.
On parle beaucoup actuellement d'une réforme de la Justice au Maroc; encore faudrait-il que les serviteurs de la loi la respectent eux-mêmes. Et une enquête impartiale, menée par des hommes non-inféodés à la police, faite sur place permettant à ces femmes de parler librement, sans crainte de répresailles, révèlerait sans doute un nombre considérable de malheureuses ainsi condamnée au bagne par des policiers sans scrupules et sans mandat.
Il est inadmissible que l'administration du Protectorat ait élevé le trafic des femmes à la hauteur d'une institution d'Etat et que des fonctionnaires français soient payés par les contribuables pour se faire les pourvoyeurs de bordels, sous couvert de réprimer la prostitution.
De plus, aucun motif d'hygiène publique ne peut justifier ces agissements. La propreté la plus élémentaire est inconnue au Bou-Sbir de Casa, et j'ai vu un "client" venir se plaindre au poste de police du bagne d'avoir contracté une maladire vénérienne. N'importe quel médecin spécialiste de ces questions reconnaît que les risques de contamination sont plus grands dans les quartiers réservés que dans la rue, car les patronnes cherchent toujours à soustraire les filles malades, quitte à les laisser crever, afin d'éviter un manque à gagner.
Faut-il rappeler que ces faits sont contraire à la Déclaration internationale (sic) des Droits de l'Homme du 10 décembre 1948, dont les articles 4 et 5 interdisent la "traite des esclaves et les traitements dégrandants". Cette déclaration a été signés par la France, qui , par les agissements criminels de certains de ses représentants au Maroc, a forfait à sa signature.
En mettant fin à ces abus indignes d'un pays civilisé, le Gouvernement évitera peut-être au représentant de la France à l'O.N.U. la honte d'avoir à plaider coupable le jour prochain où elle sera accusée d'avoir instauré au Maroc l'esclavage le plus odieux. Car il est difficile de faire entrer ces infâmies dans le cadre de l'action sociale de la France au Maroc.
Le 3 septembre 1953, une jeune femme marocaine, employée sans un restaurant de Casablanca, fut arrếtée pour défaut de carte d'identité par un inspecteur et ne reparut point. Mis au courant de ce fait par l'employeur de cette jeune femme, je me rendis le 9 au bureau du commissaire-chef du service des moeurs, boulevard Jean-Courlin. Après avoir consulté ses dossiers, il m'assura qu'étant arrêtée pour la première fois, la femme avait été relachée. Sachant d'après diverses indications que c'était faux, je me rendis au service de contrôle médical du quartier réservé, où le fonctionnaire préposé à ce service, après avoir consulté son registre devant moi, m'affirma également qu'elle était passée par son service, mais qu'étant saine, elle avait été remise en liberté. En réalité, elle étati depuis qutre jours séquestrée illégalement au quartier, chez une maquerelle (...). Je vérifiai le fait, et muni de renseignement, les communiquai au commissaire-chef du service des moeurs. Il fallut bien alors convenir que c'était exact, et la victime fut libérée sur ordre du commissaire, malgré les protestation de la maquerelle.
Je tiens à souligner l'attitude odieuse des deux inspecteurs. Celui qui est responsable de cette séquestration m'affirma cyniquement : "moi, je les envoie toutes au Bou-Sbir, même celles qui sont arrêtées pour la première fois." Comme j'objectais que ce n'étais pas conforme à la loi, on me répondit: "il n'y a pas de loi." Un inspecteur marocain qui se trouvait dans le bureau tenta alors de me faire croire que c'était sur sa demande que la prisonnière avait été envoyée au Bou-Sbir. Je lui répondis qu'il mentait et personne ne me contredit. En réalité on lui avait donné à choisir entre le Bou-Sbir et le quartier réservé du camp militaire! Je dois reconnaître que le commissaire-chef du service m'a semblé plus humain; il m'a assuré n'enfermer au quartier réservé que les récidivistes, ce qui et tout de même illégal; car en aucun pays civilisé on ne condamne des êtres à la prison perpétuelle sans jugement.
J'accuse donc formellement au moins un inspecteur d'avoir séquestré et obligé à se livrer à la prostitution un jeune femme, délit réputé crime et réprimé comme tel par l'article 334 du Code Pénal, applicable au Maroc par Dahir du 29-11-39. Je suis prêt à témoigner en justice de l'exactitude de ces faits.
Ce cas est d'autant plus lamentable que cette jeune femme marocaine n'a plus de parents et sans mon intervention elle serait restée enfermée toute sa vie sans motif et au mépris du droit le plus élémentaire.
Deux jeunes israélites, arrêtées le même jour que cette jeune Marocaine ont subi le même sort, et doivent se trouver encore enfermées au Bou-Sbir. Seule une autre femme, trop laide, a été déférée au Pacha.
(Lettre d'une Français du Maroc)

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